Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
Le soir, chez lui, Cordey songea à cette journée. Il lui sembla que Schneider avait bien orchestré son affaire et qu’à l’époque il avait probablement fait de son mieux. Mais la voulait-il seulement, cette vieille histoire? Pour quel but? Le hasard est parfois un ami bien curieux. Le hasard tout simplement, peut-être, et l’envie bien compréhensible d’aider une vieille dame, sans faire de vagues…
Installé au balcon de son appartement, avenue de Cour à Lausanne, il se souciait peu d’être vu ou observé des immeubles voisins. Il s’était attablé, un verre de vin rouge posé devant lui sur la table.
– Onze ans… Aborder l’affaire d’une manière féminine, songea-t-il. Plus facile à dire… L’aspect lémanique, selon Schneider… Comme si, dans un cas comme dans l’autre, j’y comprenais grand-chose.
Cordey souleva son verre, huma l’esprit du vin, trempa ses lèvres dans le liquide pourpre et dégusta avec satisfaction. Puis il prit un stylo, son calepin et nota la façon dont il mènerait l’enquête.
1. Faire connaissance de la veuve. Lutry.
2. Observer la digue près de Versoix, vue du lac.
3. Trouver la météo du jour.
4. Faire connaissance de l’équipage. A la Nautique. Avec Parisod?
5. Eclaircir les points en suspens avec Mme Morerod.
6. «Une de Saussure, comme si l’histoire des familles devait se répéter.» Qu’avait-elle voulu dire?
– Finalement, se dit-il en finissant son verre, cette histoire me fera le plus grand bien.
La retraite n’était pas si formidable, après tout. Comme beaucoup de personnes passées par là avant lui, il ne s’était pas préparé. Il lui manquait une activité, comme celle des régatiers à Moratel.
Les points 1, 2, 3 et 4 avaient dû faire l’objet d’investigations poussées, à Genève comme ici. Il se procurerait néanmoins, via Schneider, les minutes des procès-verbaux. En revanche, les points 5 et 6 étaient de son seul ressort: la police n’avait pas interrogé Mme Morerod. Il y avait donc des personnes qui avaient connu Morrens, que la police n’avait pas retrouvées ou jugé utile d’entendre. Etaient-elles nombreuses? Des moments cruciaux peuvent déterminer une fin brutale. Le point 4 revêtait soudain une importance capitale.
Cordey se servit un second verre de vin et mit de l’ordre dans ses idées. Il établit une chronologie. Ça l’aiderait dans la compréhension des événements (MJM étant, on l’aura compris, Marie-Jasmine Morerod et JM Jacques Morrens).
1. juin 2014 aujourd’hui MJM et JM ont 68 ans
2. juin 2003 la disparition MJM et JM ont 57 ans
3. Vers 1963 MJM et JM se sont connus MJM et JM ont 17 ans
4. 1968 ou avant, Retour de JM des USA, se revoient MJM et JM ont 22 ans
5. dès 1968, régates à Genève 35 participations, 35 fois 5 jours
6. dès 1969 mariages possibles, à vérifier se voient-ils hors régates ?
7. 1946 leur année de naissance
Après un troisième verre, Cordey récrivit ses notes selon ses priorités.
1. Voir la digue, côté lac, aspect lémanique selon Schneider.
2. La Nautique à Genève : consulter la liste des régatiers à la Semaine de la Voile entre 1968 et 2002. Et leurs équipages. JM s’est-il inscrit en 2003 avant son départ ? Internet ? A vérifier.
Il fit une pause. Les deux amants se sont rencontrés à trente-cinq reprises au minimum en autant d’années. Il calcula qu’à raison de cinq jours et cinq nuits, ils avaient passé ensemble cent septante-cinq jours et autant de nuits, soit à peine une durée de six mois en l’espace de trente-cinq ans.
3. Retrouver les équipiers. Savaient-ils pour Marie-Jasmine ? Si oui, pourquoi ne pas l’avoir dit?
4. Faire connaissance avec la veuve.
5. Rencontrer MJM et revoir les détails de l’enquête. Et puis : « L’histoire des familles qui se répète. »
6. La météo! JM pouvait-il éviter la digue ou s’arrêter dans un port et attendre la fin de la tempête?
Cordey fit une nouvelle pause. Il ajouta pensivement un septième et un huitième point en se disant que si Marie-Jasmine avait pu échapper aux interrogatoires, les pêcheurs peut-être aussi. Il en parlerait à Schneider.
C’est ce qu’il nota au point 7.
Il posa son stylo, regarda les maisons voisines avec leur carré de lumière que traversaient à intervalles irréguliers des silhouettes diversement connues. Parisod, l’amoureux du lac, le vigneron navigateur et régatier, lui viendrait facilement en aide jusqu’au point 3 et aux points 6 et 7. Mais le point 8?
Le point 8, c’était Amanda Jolle, cette dame un peu ronde, tellement à son goût, aux yeux si bleus, à la peau si fraîche qu’il avait tant et si peu aimée. Si peu ?
– Si peu souvent, se dit-il. A peine quelques jours. Mais si intensément ! Alors qu’il s’y attendait le moins.
Le point 8, c’était aussi le vieux canot à moteur qui lui rappela plus d’un souvenir amer et douloureux. C’était aussi et surtout ces quelques heures uniques et merveilleuses passées au milieu du lac, comme si sa vie entière les avait attendues. Le but de l’enquête devenait clairement Amanda.
Mais Parisod le lui avait dit. Il l’avait également constaté par lui-même. Le canot ne naviguait plus. Cordey consulta sa montre. Il était à peine 22h, une heure limite. Il n’hésita pas longtemps, recula son siège et se leva. Et si cette affaire n’était venue à lui que dans le but ultime de cet appel?
Il entra un numéro qu’il connaissait par coeur, mais sans l’avoir composé depuis longtemps.
– Oui? fit une voix à l’autre bout du téléphone.
– C’est moi.
– J’ai vu.
Cordey fut emprunté. S’en suivit un silence.
– J’ai répondu, reprit la voix. Que se passe-t-il?
A nouveau, Cordey ne sut que dire. Il n’était pas familier de ces situations embrouillées. Il avait eu l’intention soudaine d’appeler, de composer le numéro. Mais après?
– Ecoute, finit-il pourtant par dire. Il faudrait nous revoir.
La voix se fit moins sèche.
– Nous nous sommes vus une dernière fois il y a un an et demi. Depuis, qu’est-ce qui a changé?
– J’ai toujours pensé à toi.
– Peut-être… Mais qu’est-ce qui a changé? Dans nos vies? Vraiment? insista-t-elle.
Rien. Cordey le savait. Il avait gardé son appartement, buvait son café du matin dans le même sempiternel bistrot. Il s’était gentiment insinué dans sa vie de retraité sans même se dire qu’il pourrait consacrer du temps à ces petits changements qui en annoncent parfois de grands. Il s’était finalement montré assez masculin, ne remplaçant pour ainsi dire que la marque de sa bière lors d’un match devant la télévision.
Alors, parler de remettre à zéro les compteurs, effectuer un virage à cent huitante degrés, envisager le changement radical dont dépendront les quinze prochaines années, ce n’était tout simplement pas dans ses moyens. Le serait-ce un jour? Amanda était née Jolle. Comme son défunt frère, elle avait ce courage. Et sur une simple demande de sa part, dans d’autres circonstances, elle aurait aussitôt accouru.
A SUIVRE…