La petite histoire des mots – Fanatisme
Georges Pop | Victime d’une brutale agression qui aurait pu lui coûter la vie, l’écrivain américano-britannique d’origine indienne Salman Rushdie, auteur notamment des Versets sataniques, incarne pour l’Occident la liberté d’expression et la résistance à l’obscurantisme et aux fanatisme religieux, ceux, en l’occurrence, de l’islamisme radical qui condamne à mort celles et ceux qui osent remettre en cause l’héritage du prophète.
Avéré dans la langue française dès le XVIIe siècle, par exemple dans l’œuvre de l’écrivain et homme d’église Bossuet, le terme « fanatisme » désignait la disposition d’esprit des croyants qui se pensaient inspirés par Dieu. Quelques décennies plus tard, il prit sa définition contemporaine : l’outrance extrême dans la pratique d’une foi religieuse ou d’une croyance. Le substantif « fanatique », dont est issu « fanatisme », lui est antérieur d’un siècle. Il déterminait déjà un individu animé d’un zèle aveugle envers une religion ou une doctrine. Ce mot a été emprunté au latin « fanaticus » qui signifie « inspiré » ou en proie à un délire ou une exaltation religieuse.
Chez les Romains, ce terme était très intimement lié au culte de la belliqueuse déesse Bellone. Divinité de la guerre, vraisemblablement d’origine orientale, elle était toujours représentée en armes, casque sur la tête, lance à la main, montée sur un char qui renversait tout sur son passage. Précédée par les divinités de l’Epouvante et de la Mort, elle s’élançait furieusement dans les mêlées guerrières, sa chevelure de serpents sifflant au vent, le visage cramoisi par le désir de vaincre. C’était dans son temple, situé initialement hors des limites sacrées de Rome, que le Sénat recevait les généraux vainqueurs qui réclamaient les honneurs du triomphe, ainsi que les ambassadeurs des nations étrangères. Devant ce temple, une colonne était érigée d’où le fécial, le prêtre chargé des cérémonies religieuses liées à la guerre, lançait une javeline en signe d’ouverture des hostilités contre une nation rivale. Les prêtres de Bellone, à laquelle ils faisaient des libations avec leur propre sang, en se tailladant les épaules et les bras avec un glaive, étaient appelés « bellonarii » ou « fanatici de aede Bellonae » (les fanatiques de la maison de Bellone). Aux jours de fête de la déesse, ils parcouraient la ville au son des trompettes et des tambourins, vêtus d’habits noirs, portant des bonnets de laine noire sur la tête, et armés d’une hache à double tranchant. Certains se soumettaient à la cérémonie du taurobole : couchés dans une fosse, ils recevaient à travers un plancher à claire-voie le sang d’un taureau égorgé au-dessus d’eux. Après s’être soumis à cette aspersion purificatrice, couverts du sang de l’animal de la tête aux pieds, ils s’offraient à la vénération passionnée de la foule des fidèles.
De nos jours, les fanatiques religieux sont toujours vénérés par leurs pairs. Celui qui a tenté d’assassiner Salman Rushdie, par exemple, a été encensé par la presse et le clergé chiite iranien et par certains journaux irakiens. Faut-il s’en étonner ? Si l’on en croit le biologiste et écrivain Albert Jacquard, « le fanatique est celui qui est sûr de posséder la vérité. Étant définitivement enfermé dans cette certitude, il ne peut plus participer aux échanges et perd l’essentiel de sa personne, réduit à l’état d’objet prêt à être manipulé ». De son côté, le sociologue canadien Albert Brie constate que « le fanatique est un « héros » qui, pour le triomphe de ses préjugés, est prêt à faire le sacrifice de votre vie ».