Gabriele Münter, l’artiste trop oubliée du groupe Der blaue Reiter
Zentrum Paul Klee, Berne, jusqu’au 8 mai

Pierre Jeanneret | Gabriel Münter (1877-1962) a été longtemps connue comme la compagne de Vassily Kandinsky. Le centre Paul Klee à Berne lui rend justice avec une remarquable exposition. On regrettera juste que celle-ci soit thématique et non chronologique, ce qui aurait mieux permis de rendre compte de l’évolution de l’artiste. Dans cet article, nous suivrons donc une autre voie.
Gabriele Münter a toujours été une femme libre. En 1898-1900, ce qui n’est pas ordinaire pour une jeune fille de « bonne famille », elle voyage aux Etats-Unis, dont elle rapporte des centaines de photographies. Certaines, présentées dans l’exposition, sont de véritables tableaux impressionnistes, d’autres, montrant de jeunes Noirs, ont un contenu social. Au début du 20e siècle, elle fréquente les cours de peinture de Vassily Kandinsky, un remarquable pédagogue. Très vite, une liaison naît entre eux. Elle devra restée sinon cachée du moins discrète, car Kandinsky est encore marié. Les deux êtres se rencontrent picturalement. Ils se libèrent ensemble de l’académisme. Peu à peu, ils passent de l’Impressionnisme à l’Expressionnisme. En 1909, ils achètent une maison à Murnau en Bavière. Ils en décorent les meubles de manière naïve et «enfantine», en se référant à l’art populaire.
L’exposition présente un magnifique ensemble de peintures réalisées à Murnau et dans les environs. Celles-ci, faites de larges aplats de couleurs, font songer aux tableaux de Ludwig Kirchner à Davos. Même volonté de rompre avec les conventions, par le choix de couleurs inattendues, l’emploi de formes simplifiées, l’absence de perspective et la référence aux arts populaires.
C’est à Murnau que naît en 1911 le célèbre mouvement Der blaue Reiter (le Cavalier bleu), en référence à un tableau de Franz Marc. Mais en tant que femme, et donc discriminée artistiquement dans un mouvement qui se veut pourtant progressiste, le nom de Gabriele Münter n’est même pas mentionné… En 1914, la Première Guerre mondiale éclate. Le groupe des avant-gardistes se défait. Franz Marc et August Macke seront tués sur les champs de bataille. Kandinsky, comme Russe, doit quitter l’Allemagne. Il rejoint Gabriele à Stockholm. Mais ils se verront pour la dernière fois en 1916 : Kandinsky va épouser une jeune Russe et ne donnera plus signe de vie à sa compagne… Gabriele Münter rentre en 1920 dans une Allemagne appauvrie par la défaite. A cette époque, elle est marquée par l’hyperréalisme de la Nouvelle Objectivité, un mouvement pictural essentiellement germanique, qui eut cependant des émules en Suisse romande, notamment les cinq frères Barraud à La Chaux-de-Fonds. En 1927, Gabriele fait la connaissance du Dr Johannes Eichner, historien de l’art et philosophe, avec qui elle va se marier.
En 1933, le nazisme triomphe en Allemagne. Toutes les tendances modernistes – incarnées par Kandinsky, Paul Klee, le mouvement du Cavalier bleu et bien d’autres – sont considérées comme « art dégénéré ». La plupart des artistes vont quitter l’Allemagne et partir en exil. Gabrielle Münter décide d’y rester et de « traverser » l’époque du Troisième Reich, un choix qui n’est pas sans ambiguïté… Elle s’isole à Murnau, sans céder aux sirènes de « l’art » nazi (exaltation de corps musculeux au faciès brutal et de femmes fécondes), sans s’opposer non plus, mais le pouvait-elle ? Cette période de sa création artistique, représentée dans l’exposition bernoise, est à vrai dire assez quelconque, voire insignifiante. A l’exception de beaux motifs de fleurs, un thème qui ne risquait pas de subir les foudres du régime totalitaire. En même temps, Gabriele réussit à cacher dans sa maison de Murnau un grand nombre de chefs-d’œuvre d’art dit « dégénéré ». En 1949, à Munich, une exposition va réhabiliter ces artistes. Enfin, en 1957, à l’occasion de son 80e anniversaire, Gabriele Münter fait don à la Städtische Galerie im Lenbachhaus de plus de mille œuvres du Blaue Reiter et de son entourage.
Il importe à nos yeux de connaître tout cela avant de visiter l’exposition passionnante, mais un peu inégale, de la Fondation Paul Klee. Outre les vues de Murnau déjà mentionnées, on appréciera particulièrement l’intensité des couleurs de certains tableaux inspirés par le Fauvisme, de remarquables dessins de personnages au trait net, des portraits très originaux de visages aux teintes verdâtres, des scènes d’intérieur connotées par l’art populaire, avec sa spiritualité et la présence d’images christiques, ou encore de fortes gravures sur linoléum allant à l’essentiel. Cette riche exposition rend un juste hommage à une grande figure féminine de l’art au 20e siècle.
« Gabriele Münter, pionnière de l’art moderne », Zentrum Paul Klee, Berne
jusqu’au 8 mai (à noter que tous les textes et la brochure d’accompagnement sont également en français).



