Cinéma – « C’est l’histoire de tous les gens qui essaient de travailler ensemble et de faire quelque chose de beau »
Entretien avec Christian Knorr, réalisateur de « Heitere Fahne »

Propos recueillis et traduits par Charlyne Genoud | Cette semaine sort, dans les salles romandes, le documentaire « Heitere Fahne », du réalisateur bernois Christian Knorr. Le long-métrage, qui est projeté au cinéma d’Oron propose une immersion dans les coulisses d’un établissement culturel inclusif, festif et haut en couleur de la région bernoise. Le film parvient avec brio à illustrer toute la vitalité et la beauté du lieu, et de son fonctionnement, tout en conservant une perspective critique quant à la difficulté de travailler ensemble.
Nous nous sommes, dès lors, faits une joie de rencontrer Christian Knorr, afin de comprendre comment un tel film est mis sur pied.
Le Courrier : Quelle relation aviez-vous avec
l’établissement culturel qu’est le Heitere Fahne avant
le tournage ? Comment cette dernière a-t-elle évolué ?

Christian Knorr :Au début, je n’avais pas un grand lien à l’endroit. Je savais simplement que cet établissement culturel existait, j’y étais allé quelques fois pour dîner. Un de mes amis allait cependant au Tai-Chi avec le comptable du Heitere Fahne (Oli, l’un des protagonistes du film). Tous deux ont discuté du fait que ce serait bien de réaliser un film sur ce sujet, alors mon ami m’a soumis l’idée. Je suis donc retourné sur les lieux, cette fois non pas en tant que visiteur, mais en tant que cinéaste. En coulisses, je les ai vu planifier. Les gens du Heitere Fahne ne sont pas dans un bureau normal: ils parlent entre eux de manière très pragmatique, ils agissent directement. Ils sont aussi très différents de ce qu’ils m’avaient semblé être au premier abord. C’était en 2019, à une époque où ils avaient organisé 320 événements en un an. Presque chaque jour une petite manifestation… C’était incroyable de voir tout ce qu’ils faisaient! Je suis moi-même une personne très pragmatique, et j’aime que l’on fasse les choses instinctivement. Ce qui m’a fasciné aussi, c’est que leur public trouve tous ces événements super, mais que cela ne serait pas pareil, pas aussi beau et coloré si ce n’était pas une troupe aussi génialement sauvage qui les organisait.
LC : Vous filmez un collectif dont les membres sont toutes et tous plus ou moins ami•e•s les un•es avec les autres.
Comment se positionne-t-on en tant que réalisateur face à un groupe aussi soudé ? Est-ce pour cette raison que vous avez décidé de tourner seul ?
CK : J’ai tourné totalement seul, parce que me faire accompagner d’un preneur•euse de son ou d’image n’aurait pas été possible d’un point de vue logistique. Je devais réagir de manière très pragmatique et rapide. Déjà seul, il m’a fallu six mois pour que les protagonistes ne remarquent plus que j’étais là avec la caméra. A un moment donné, la confiance s’est installée et ils n’ont même plus remarqué que je filmais. Dans le Heitere Fahne, il y a beaucoup de gens différents. Tout à coup, je suis devenu « le type à la caméra », et par ce biais, je suis devenu une partie du Heitere Fahne, j’y ai trouvé ma place. De là, j’ai vu des choses très personnelles, des pleurs et des cris, parce qu’ils et elles m’ont accordé une grande confiance.
LC : Vous évoquez les revers auxquels les protagonistes sont confrontés. Y a-t-il eu des moments tendus qui ont été difficiles, ou que vous avez renoncé à filmer ?
CK : En fait, je savais ce qu’ils ne voulaient pas que je filme, et c’était comme un contrat tacite entre nous. J’essaie toujours d’être très personnel, mais pas privé. Parce que si ça devient privé, ça ne doit pas aller dans l’espace public. Les gens du Heitere Fahne savaient que je faisais cette différence-là, entre le privé et le personnel. Le fait de le savoir les rendait, je crois, totalement libres. Donc si je voyais quelque chose de totalement privé, je ne l’enregistrais pas, ou je le coupais tout simplement par après.
LC : A ce sujet, le montage semble vous permettre d’exprimer un certain positionnement critique vis-à-vis de votre objet documentaire. Est-ce que ce positionnement passe aussi par d’autres paramètres filmiques ?
CK : Pour fournir un regard critique, j’ai bien sûr d’abord dû être là, avec la caméra, lorsque les gens se criaient dessus, ou que la discussion s’envenimait, lorsque les sentiments s’enflammaient; il faut avant tout être bien présent, avec sa caméra, pour documenter. Ces scènes montrent au spectateur que ce n’est pas si simple, et c’est justement ce que je trouve fascinant. On a toujours l’impression que tout le monde dans un collectif tire sur une même corde, que tout le monde veut la même chose et que tout le monde saisit la corde avec toutes ses forces. Pourtant, j’ai eu l’occasion de voir comment en réalité ils ne tirent pas exactement dans la même direction. Ceci, tu peux bien sûr le montrer de manière plus forte par le montage, en rapprochant deux ou trois images. Donc, d’abord tu dois être là au bon moment, et au montage tu renforces encore ces sensations.
LC : Avez-vous vous-même fait l’expérience des limites du collectif auxquelles sont confrontés les protagonistes de Heitere Fahne, notamment dans l’environnement du film ?
CK : Oui, j’ai déjà eu un peu de mal avec des producteurs de films par exemple. Et la dynamique était très similaire : on voulait faire un film ensemble, mais on ne parlait pas exactement de la même chose. C’est toujours attristant, tous ces gens qui veulent tellement bien faire, qui font de si belles choses pour les autres, mais qui ne parlent pas de la même chose, jusqu’au burnout, ou jusqu’à ce que la communication soit complètement coupée. Au moment où j’ai montré le film en Suisse alémanique, de nombreux spectateurs et spectatrices sont venu·e·s me voir et m’ont dit que le film racontait exactement ce qu’ils et elles avaient vécu. La plus âgée de mes interlocutrices avait 75 ans et elle m’a dit « il y a 40 ans, nous avons aussi essayé de faire quelque chose comme ça, et nous avons échoué parce que nous ne pouvions pas nous parler », il est si difficile de faire quelque chose! Alors oui, je l’ai vécu moi-même en tant que réalisateur avec des producteurs, mais c’est aussi simplement un universel. C’est l’histoire de tous les gens qui essaient de travailler ensemble et de faire quelque chose de beau. C’est comme si vous et moi on décidait maintenant de créer un nouveau magazine, et qu’au bout de deux ans, on se rendait compte qu’on ne voyait pas les choses de la même manière !
LC : Ouh la la, évitons de faire de la concurrence au Courrier de Lavaux-Oron ! (rires). Pour conclure, y a-t-il des films qui vous ont inspiré ?
CK: Pas dès le début, c’était une situation complètement nouvelle pour moi et je ne savais pas encore exactement à quoi le film allait ressembler. Mais pendant le montage, on a découvert avec Konstantin Gutscher [le monteur du documentaire] un très vieux film en noir et blanc pionnier du cinéma direct : Salesmen de Albert et David Maysles, et de Charlotte Zwerin réalisé en 1969. Ce que j’ai fait à la Heitere Fahne s’apparente à mon goût à du cinéma direct: observer les gens, et cadrer le réel.
A voir cette semaine au cinéma d’Oron : Vendredi 1er juillet, à 20h
HEITERE FAHNE (La tête légère)
Documentaire de Christian Knorr, Suisse, 2019, 90′, VOSTFR, 16/16 ans